wp6133e772.png




















wpd0957215.png
Poésie et au delà
Alors que le 18ème siècle est un désert poétique, le 19ème et la première moitié du 20ème siècle ont été parcourus par des courants de pensée particulièrement riches, tel le romantisme, le symbolisme et le surréalisme.
Malgré leur opposition, ils se caractérisent par une convergence - la recherche de l'au-delà - à ce point substantielle qu'elle apparaît caractériser la Poésie.
Le mot "au-delà" m'a toujours paru ambigu : il définit un domaine par rapport à ce qui lui est antérieur et donc extérieur et non par rapport à ce qu'il est ; sa composition sémantique est d'une extrême banalité pour exprimer l'essentiel ; il ne supporte guère le pluriel alors que la démarche poétique s'investit dans deux directions opposées : vers l'extérieur pour atteindre l'au-delà des choses (I), vers l'intérieur pour explorer l'au-delà de soi (II).
Et si tel qu'en Baudelaire ou en Rimbaud il y a échec en cette quête de l'au-delà, cela signifie-t-il que la poésie soit en crise ? (III).

I/ L'AU-DELA DES CHOSES :

Alors que le romantisme avec Lamartine, ou le parnasse avec Lecomte de Lisle ou Théodore de Banville entreprenaient une recherche de l'esthétique, Baudelaire, précurseur du symbolisme, portait sa quête à un niveau supérieur : celui du sens allégorique de chaque chose :

"La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles :
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui observent avec des regards familiers". (1)

Dès lors la poésie a une mission, celle de permettre la transmutation des choses ; le poète est perçu "comme un parfait chimiste et comme une âme sainte".
Son engagement s'inscrit logiquement dans une démarche spirituelle comme chez Saint-Paul-Roux pour qui "tout le chaos informulé du monde est rendu clair par le médiateur qu'est le poète".
Paul Claudel s'inscrit dans le même courant pour qui la poésie permet de décrypter l'harmonie des choses et leur rapport à l’infini : "par le symbole, on va réellement et substantiellement à Dieu".

II/ L'AU-DELA DE SOI :

A l'inverse du mouvement consistant à transfigurer la matière et à la "sacraliser", il s'agit ici de privilégier l'immatériel, l'esprit, l'inconscient pour en explorer les profondeurs abyssales et atteindre l'au-delà de l'humain.
On rattache ce courant de pensée au surréalisme dont l'expression apparaît pour la première fois dans la préface des Mamelles de Tirésias d'Apollinaire en 1917 et dont André Breton apparaît le chantre.
Dans son premier Manifeste du surréalisme paru en 1924, il le définit comme un "automatisme psychique" dégagé de la matérialité ou encore comme la "dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale". Lui fait écho Aragon dans le Discours de l'imagination : "je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience, des frontières de l'abîme... le vice appelé Surréalisme est l'emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image...".
On ne peut ici s'empêcher d'évoquer Arthur Rimbaud pour qui "le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens". Plus encore que Breton, Rimbaud nous apparaît le précurseur du surréalisme s'il s'agit, dans l'ivresse du langage, d'investir l'au-delà de l'homme pour une introspection méthodique, détachée des contingences matérielles et morales.
Tandis que Baudelaire est l'explorateur de l'au-delà des choses, l'homme aux semelles de vent  est le voyageur dans l'au-delà de soi. Ces deux marginaux, auteurs de ruptures avec le passé, ont l'un et l'autre marqué de façon magistrale la pensée poétique.

III/ CRISE DE L'AU-DELA ET CRISE DE LA POESIE ?

Il est frappant de relever l'échec personnel de ces deux chercheurs de l'au-delà.

Chez Baudelaire, les écueils sont constitués par le spleen, et l'écoulement du temps qui lui occasionnent des crises de détresse aiguë. La Nature décrit comme un temple aux "vivants piliers" devient silence et néant :

"Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l'insensibilité.
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde
C'est l'Ennui ! L'il chargé d'un pleur involontaire,
Il rêve d'échafauds en fumant son houka" .(2)

Il reste, pour se griser de l'Ennui, la débauche, le haschisch ou l'opium.
Aux Fleurs du mal répond la Saison en enfer de Rimbaud. La même désespérance, le même renoncement, le même constat d'échec dans la quête de l'au-delà :

"J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! Je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !".

Chacun connaît la suite : à peine sorti à l'adolescence, le jeune Arthur rejettera définitivement la littérature comme une vomissure et prendra des chemins d'exil pour mieux échapper à son passé d'écrivain.

Comment la poésie n'aurait-elle pas été atteinte en ses fondations par les renoncements de ces deux "monuments", précurseurs des deux principales écoles que sont le symbolisme et le surréalisme ? Ne s'agit-il pas d'échecs dans la recherche de l'au-delà des choses et de soi-même ? Ces échecs ne remettent-ils pas en cause sinon la Poésie, son pouvoir d'incantation et d'introspection ?

Ne condamnent-ils pas tout langage poétique dont les mots, conducteurs de l'esprit devraient s'allumer en des feux réciproques selon l'expression de Stéphane Mallarmé afin de dissiper le réel à la recherche de la quintessence ?

Finalement, la crise de la poésie et celle de l'au-delà ne sont-elles pas intimement liées ?

La réponse doit être recherchée dans la nature de l'homme. N'est-il pas vrai qu'il y a "dans les affaires humaines une sorte d'obscure harmonie en vertu de laquelle les formes les plus diverses de l'activité portent une empreinte pareille" (3); Or, en tout siècle et en tout lieu, certes avec des résultats inégaux, l'homme cherche inlassablement à développer son champ de connaissance sur l'origine de l'univers, sur l'infiniment grand et l'infiniment petit, à découvrir de nouvelles énergies, à améliorer les techniques, à approfondir la connaissance de Dieu, notamment au travers des grandes religions monothéistes. De récents travaux en neurobiologie ont même établi que le cerveau humain est doté d'une zone corticale dans la partie arrière haute du crâne et qu'il produit une molécule - la sérotonine - dont les effets sont de nous doter du sens du divin, et finalement de l'au-delà (4).

L'homme apparaît comme un éternel insatisfait, toujours en quête de nouveaux savoirs et de nouveaux territoires.

La poésie s'inscrit dans cette même démarche, profondément humaine, consistant, grâce au langage poétique et à une sensibilité en éveil, à utiliser les mots au-delà de leur sens commun pour atteindre l'au-delà des choses et de soi.

Dès lors tels les sciences, les techniques et les religions, la poésie continuera à nous étonner et à nous émerveiller.
wpab2235fe.png